CAPITAINES DE L'IMPOSSIBLE
CHAPITRE II
TOUTES VOILES VERS L’OUEST
Lewis, qui se trouvait alors dans sa vingt-neuvième année, avait déjà derrière lui un solide passé de chasseur et de soldat. En 1792, il avait tenté de prendre part à l'expédition avortée du botaniste Michaux, mais n'avait pas été retenu à cause de son jeune âge. Deux ans plus tard, il avait combattu dans les rangs de la milice de Virginie lors de la Whiskey Rebellion de Pennsylvanie. En 1801, se souvenant du fougueux jeune homme qui s'était porté volontaire neuf ans plus tôt, Jefferson avait engagé Lewis comme secrétaire particulier. En dehors des qualités réelles du jeune officier pour ce poste, le président voyait également dans cette nomination le moyen de commencer à mettre en forme dans le plus grand secret l'expédition qu'il projetait depuis vingt ans.
Avant même d'avoir reçu son ordre de mission, Lewis entreprit la préparation du périlleux voyage. Il commanda à l'arsenal militaire de Harpers Ferry les armes qui lui seraient nécessaires (fusils à canon court, couteaux de chasse et pipes tomahawks) ainsi qu'un prototype d’embarcation à armature métallique de sa conception. Dans le même temps, il fit mettre en chantier un bateau de soixante pieds à South West Point et rassembla tous les articles qui devaient se révéler indispensables lors de la traversée du continent, tant pour les membres de l'expédition eux-mêmes que lors des rencontres avec les Indiens.
Car les instructions du président Jefferson ne se bornaient pas à la découverte d'une voie navigable du Missouri au Pacifique, mais incluaient également l'étude des tribus autochtones rencontrées en chemin et l'établissement avec elles de relations favorables au commerce, à ces échanges qui déjà faisaient la fortune des marchands français et anglais. Lewis avait également pour mission de persuader les diverses nations indiennes de cesser de se faire la guerre – les conflits permanents qui opposaient les tribus vivant le long du Missouri étant un obstacle au développement des échanges commerciaux.
Devant l'ampleur de la tâche qui l'attendait, Lewis fit appel à un homme exceptionnel pour commander l'expédition à ses côtés. Le 19 juin de 1803, il envoya un message confidentiel au lieu-tenant William Clark, ami et ancien compagnon d'armes, lui promettant le grade de capitaine s'il acceptait de se joindre à l'aventure.
La famille Clark n'était pas étrangère au vieux rêve du président Jefferson. En 1783, c'était au frère du jeune William, George Rogers Clark, que le politicien avait fait appel pour diriger l'expédition avortée vers la Californie. Quoi de plus naturel que de s’adresser à son cadet, dont les états de service sur la frontière n'avaient rien à envier à ceux de Lewis, pour prendre avec lui le commandement de l'expédition à laquelle plus rien ne semblait devoir faire obstacle avant son départ.
Clark accepta avec joie.
En attendant que leur bateau puisse être mis à l'eau, les deux hommes s'employèrent à recruter une troupe de trappeurs et d'aventuriers, des individus rudes mais décidés, prêts à affronter tous les dangers qu'un tel voyage pouvait leur réserver. Quarante-sept hommes, dont certains étaient déjà des vétérans de la frontière, comme Patrick Gass qui s'était battu en Pennsylvanie et le métis George Drouillard, né d'un père français et d'une mère pawnee, et d'autres qui n'allaient pas tarder à devenir des figures légendaires de l'Ouest, comme John Colter, qui s'illustrerait ensuite grâce à ses exploits comme trappeur.
Enfin, le 31 août 1803, le bateau commandé par Lewis commença à remonter le Mississippi en direction de Saint-Louis. Le 14 octobre, Clark embarqua à Clarksville avec sept volontaires dont Joseph et Ruben Fields, deux frères originaires du Kentucky dont les talents de chasseurs allaient se révéler un atout inestimable pour l'expédition. Le 28 novembre, au terme d'un voyage de 1100 milles, soit 1770 kilomètres, le mille terrestre équivalent à 1609 mètres, le bateau atteignit enfin Saint-Louis. Mais l'hiver était proche et les deux capitaines durent remettre au printemps la remontée du Missouri.
Ils installèrent leur camp à l'embouchure du cours d’eau, recrutèrent les hommes qui leur manquaient encore et s'employèrent à faire de leur troupe hétéroclite de trappeurs, d'aventuriers, de bateliers, de coureurs des bois et de soldats un groupe uni et discipliné qu’ils préparèrent à affronter les dangers d'un voyage de 4000 milles à travers des plaines, des montagnes et des déserts qu'aucun homme blanc n'avait traversés avant eux.
Enfin, le 14 mai 1804, la mission d'exploration, composée du bateau sorti des chantiers de South West Point et de deux pirogues, entreprit la remontée du Missouri, sous les yeux de la foule qui s'était rassemblée pour saluer son départ. Après avoir gagné Saint-Charles, à sept milles en amont, l'expédition attendit jusqu'au 20 mai le capitaine Lewis, retenu à Saint-Louis par des problèmes de dernière minute.
Le 21 mai au matin, ils mirent à la voile et le véritable voyage commença.
Mais les eaux du Missouri recelaient mille dangers : les bancs de sable où le bateau risquait de s'échouer, les bois flottants qui risquaient de couler les canoës, les tourbillons qui leur faisaient perdre un temps précieux, les îles très nombreuses qu'il leur fallait contourner, les falaises abruptes contre lesquelles les poussait le courant.
Le soir, lorsqu'ils s'arrêtaient pour camper, il leur fallait encore prendre garde aux serpents qui hantaient les rives, aux crues soudaines qui étaient toujours à redouter, aux maraudeurs indiens qui, s'ils ne se manifestèrent pas, demeuraient cependant une menace constante. De plus, malgré leurs efforts de l'hiver précédent, les deux capitaines eurent à régler durant les premières semaines du voyage des problèmes de discipline, et plusieurs hommes furent condamnés au fouet. Fort heureusement, au fur et à mesure que l'expédition remonterait le fleuve, ces incidents devaient se faire plus rares et même disparaître totalement.
Durant les deux mois qui suivirent le départ de Saint-Charles, les hommes envoyés à terre croisèrent de nombreuses traces d'Indiens, qu’ils attribuèrent aux Osages, aux Sacs, aux Pawnees et aux Ottos. En revanche, à l'exception de quelques Sioux, Pawnees et Omahas descendant le fleuve pour vendre leurs peaux à Saint-Louis, les Indiens demeurèrent invisibles.
Lorsque l'expédition passa près des premiers villages pawnees et ottos, leurs occupants étaient partis chasser le bison et les capitaines ne purent entreprendre le travail d'ethnographie que leur avait confié Jefferson. Les seuls êtres humains qu'ils aperçurent étaient des trappeurs français qui descendaient eux aussi vers la ville pour y vendre leurs fourrures
À suivre...